Entre expérience et vision de l’avenir, Guy Drut dans la posture d’un sage

La crise que nous traversons actuellement pose question quant au modèle de société dans lequel nous vivons, quant à nos pratiques et nos habitudes, notamment de consommation. Au-delà, la problématique du sport et du devenir du modèle olympique tel que nous le connaissons aujourd’hui se pose aussi.

Guy Drut à la tribune de la Session du CIO, en septembre 2017 à Lima (Crédits – Jean-Marie Hervio / KMSP / PARIS 2024 / DPPI)

En prenant la plume pour le site de « France Info », Guy Drut, Champion Olympique du 110 mètres haies aux Jeux de Montréal 1976 et membre du Comité International Olympique (CIO) depuis 1996, a secoué nombre de commentateurs en lançant un appel pour des Jeux plus sobres et responsables et une organisation adaptée de l’événement Paris 2024.

Mais à y regarder de plus près, force est de constater que la position adoptée ce week-end par l’ancien Ministre des Sports de Jacques Chirac (1995-1997) n’est que la confirmation d’une pensée déjà développée au cours des dernières années.

Aux détours de chacune des phrases prononcées ce dimanche, Guy Drut laisse un message et dresse un constat, comme lorsqu’il cite le naturaliste et paléontologue de renom, Charles Darwin :

Ce n’est pas le plus fort de l’espèce qui survit, ni le plus intelligent. C’est celui qui sait le mieux s’adapter au changement.

De fait, comme il a su le faire en d’autres temps – modernisation de la fin des années 1980 sous l’impulsion de Juan Antonio Samaranch, ouverture sur la Chine moderne avec les Jeux de Pékin 2008 et sur l’Amérique du Sud avec ceux de Rio 2016, prise en compte des enjeux environnementaux avec l’Agenda 21 du Mouvement Olympique, etc. – le CIO doit à présent conforter ses réformes adoptées depuis le milieu des années 2010, avec l’Agenda 2020 et la Nouvelle Norme, et s’engager dans une voie plus vertueuse encore.

Sur la question de l’adaptation au changement – et la crise actuelle le démontre pleinement – l’institution de Lausanne (Suisse) a subtilement commencé à avancer ses pions au cours du mois de mars, avec une main-mise sur l’épineux dossier des Jeux de Tokyo 2020 – l’un des plus grands défis de son histoire –, et l’instauration d’un calendrier lui étant propre pour amorcer en coulisses, annoncer officiellement, puis gérer aux yeux du monde le report d’une année de l’événement et ce, en dépit des pressions extérieures qui auraient voulu une décision plus rapide.

Car il convient de rappeler un fait : le CIO est une des institutions les plus puissantes, avec un ordre établi, des idéaux véhiculés via la Charte Olympique et le Code d’Éthique notamment, et une manne financière considérable qui lui permet d’être en capacité de gérer au mieux les bouleversements dont il pourrait être victime, directement ou indirectement, et qui lui permet aussi de redistribuer une part de ses revenus. Une leçon olympique acquise après les soubresauts liés aux boycotts des Jeux de Moscou (alors en URSS) en 1980, puis de Los Angeles (États-Unis) en 1984.

Récemment, Guy Drut résumait d’ailleurs dans les colonnes du quotidien « Le Parisien », au sujet du seul aspect financier :

Il a de quoi voir venir au-delà de 2030, arrêtons donc de dire qu’il n’y a qu’un intérêt financier dans le report ou non des JO.

A l’aune de ces quelques considérations, l’institution fondée par le Baron Pierre de Coubertin à la fin du XIXème siècle – une éternité – dispose à ce jour d’une assise qui lui confère un statut à part, comme en témoignent les échanges réguliers qu’elle entretient avec l’Organisation des Nations Unies (ONU) ou avec nombre de Chefs d’États et de Gouvernements dans le monde entier, mais encore comme le montre sa volonté d’être un acteur diplomatique sur le dossier sensible de la Corée du Nord, avec par exemple le dialogue engagé avec le régime de Pyongyang en amont des Jeux d’hiver de PyeongChang 2018 organisés chez le voisin du Sud.

Dès lors, l’attitude qu’adoptera le CIO dans cette période trouble pourrait avoir valeur d’exemple pour les décideurs internationaux, ou tout du moins, être une source d’inspiration.

Il pourrait en être de même pour l’organisation future des Jeux Olympiques et Paralympiques qui sont, comme le rappelle à juste titre Guy Drut :

Une fête, le rendez-vous d’une vie pour les athlètes de tous horizons et toutes nationalités. Ils ont vocation à réunir le monde. Ils sont le Sport. Un moment unique de paix universelle, de rencontres, de respect de l’autre…

Pour toutes ces raisons et bien d’autres, les Jeux sont utiles – plus encore en période de crise. C’est la raison pour laquelle ils doivent avoir lieu. C’est la raison pour laquelle nous devons les repenser pour les adapter, pour leur conserver leur adéquation au monde qui change. Ils ne pourrons pas se tenir à n’importe quel prix, déconnectés de la réalité, en ‘marge’ du monde’.

La délégation de Paris 2024 après la désignation comme Ville Hôte des Jeux, le 13 septembre 2017 à Lima, Pérou (Crédits – Kevin Bernardi / Sport & Société)

Avec cette véritable déclaration d’amour aux valeurs de l’Olympisme, Guy Drut entend contribuer à cette refonte, enclenchée par les réformes précédemment évoquées, mais qui doit aujourd’hui se concrétiser de manière durable.

Une adaptation nécessaire pour que la vision portée sur le CIO et le modèle olympique change aussi auprès d’une opinion publique dont une partie conserve encore un regard acerbe sur l’héritage de Coubertin et ce qu’a pu devenir cet héritage au fil des décennies et au gré d’un monde en perpétuelle évolution.

Guy Drut le sait, lui qui fut athlète dans un autre temps et qui participe désormais à la destinée du CIO, étant membre de l’institution depuis 1996. A ce poste, il a ainsi pu percevoir les bouleversements consécutifs au scandale des Jeux de Salt Lake City 2002, aux critiques sur le « gigantisme » des Jeux sous les présidences de Samaranch et Jacques Rogge ou la « mégalomanie » du CIO pointée du doigt sous la mandature de Thomas Bach.

Le nouveau modèle olympique appelé de ses vœux par Guy Drut pourrait dès lors aller plus loin que les règles aujourd’hui en vigueur, règles qui ont notamment supprimé les limites géographiques et de dénomination autour d’une « Ville Candidate » et d’une « Ville Hôte ».

Selon le plus âgé des membres français actifs du CIO – il aura 74 ans en 2024 -, une réunion prochaine de l’institution avec les acteurs des Comités d’Organisation des futurs échéances olympiques – Tokyo 2020, Pékin 2022, Paris 2024, Milan-Cortina 2026, Los Angeles 2028 – pourrait donc être un prérequis pour des changements plus vastes.

Il évoque ainsi la possibilité de sanctuariser des sites d’une édition à l’autre afin de limiter les coûts, citant le cas du surf – bien qu’aujourd’hui simple sport additionnel – et le cas du canoë-kayak qui nécessite l’aménagement d’une rivière artificielle à chaque Olympiade, sans pour autant avoir une garantie d’héritage après les Jeux. Sur ce point-là, l’exemple d’Athènes 2004 ou celui de Rio 2016 sont des plus évocateurs.

Si Guy Drut – qui avait il y a peu jugé déraisonnable d’envisager à l’avenir les Jeux au Qatar – concentre son propos sur la manifestation estivale, on peut aussi légitimement penser aux cas des aménagements liés aux Jeux d’hiver, avec le difficile héritage d’infrastructures comme les tremplins de saut à ski ou les pistes de bobsleigh, luge et skeleton. L’organisation, au début de l’année, des Jeux Olympiques de la Jeunesse de Lausanne 2020 a peut-être apporté un début de solution, avec la mobilisation d’un site de biathlon dans le Jura français afin de ne pas consentir à l’aménagement d’un tel équipement côté helvète.

Utiliser l’existant et le temporaire plutôt que d’envisager de nouveaux équipements ; un argument déjà en place au CIO, où l’institution veille désormais à l’adaptation des Jeux au sein du territoire-hôte alors que par le passé, il s’agissait davantage d’adapter ledit territoire aux exigences et contraintes olympiques. En d’autres termes, moins de clinquant, mais plus de concret.

Présentation de l’emblème des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024, lundi 21 octobre 2019 (Crédits – Philippe Millereau / KMSP / Paris 2024)

Il en est de même pour les préparatifs d’organisation des Jeux d’été de Paris 2024, même si les préparatifs sont forts de plus de 90% de sites existants ou temporaires. Une Ville Hôte qui, à l’inverse des dernières organisatrices, peut ainsi se targuer de disposer d’un nombre plus que conséquent de sites sportifs déjà opérationnels et de monuments appelés à être mobilisés à titre exceptionnel, comme l’Esplanade des Invalides, le Champ-de-Mars et le Grand Palais.

Bien que l’ADN de cette future Olympiade – fondée sur la notion de partage – fasse écho au temps présent, la question est surtout de savoir comment adapter la célébration de l’événement au regard des répercussions économiques, environnementales, mais encore morales voire même philosophiques, engendrées par la crise sanitaire que nous traversons.

Pour cela, Guy Drut, Conseiller Stratégique de Tony Estanguet, Président du Comité d’Organisation des Jeux de 2024 (COJO), plaide pour un recentrage du projet avec une réévaluation budgétaire.

Il faut dire que les mesures de confinement actées par les autorités gouvernementales ont conduit à l’arrêt des principaux chantiers relatifs aux Jeux, à commencer par les travaux sur le site du Village des Athlètes (Seine-Saint-Denis) ou sur celui de la future Aréna de la Porte de la Chapelle dans le 18ème arrondissement de la capitale, à la lisière du département séquano-dionysien. La reprise desdits travaux devrait immanquablement peser sur les comptes financiers, même de façon limitée.

Au-delà de l’impact direct lié au rythme des travaux, la réévaluation budgétaire pourrait aussi être à l’ordre du jour d’un autre chantier majeur qui s’annonce, à savoir celui du Centre Aquatique qui doit prendre place à Saint-Denis, face au Stade de France. Deux propositions plus ou moins innovantes sont aujourd’hui à l’examen mais ce dernier devrait à nouveau relever un surcoût du projet par rapport aux objectifs initiaux (111,2 millions d’euros).

Outre ce dossier, le recentrage du projet souhaité par Guy Drut n’est pas sans rappeler la prise de position qu’il avait adopté au moment de valider les sites pour le surf et les épreuves additionnelles dites urbaines.

Souvenons-nous ainsi que Guy Drut s’était volontairement abstenu quant au choix de Tahiti pour l’hébergement des épreuves de surf des JO 2024, soucieux alors de rappeler la nécessité de maintenir les Jeux dans un cadre délimité par la candidature. Dans le même esprit, l’ancien athlète, s’était interrogé quant à la pertinence d’un stade éphémère de 35 000 places proposé sur la Concorde, en plein centre de Paris, pour abriter les épreuves urbaines.

L’adaptation face au temps présent, une question déjà portée par l’Olympien en 2013, au moment où les premières réflexions sur une nouvelle candidature olympique tricolore avaient émergé après l’attribution des Jeux de Tokyo 2020. A l’époque, l’ancien Ministre n’avait pas manqué de déclarer :

Il ne faut pas rêver. Ça fait deux fois que je fais partie de la Commission d’évaluation, pour les JO 2016 et 2020, j’ai parcouru pas mal de villes.

Je ne sais pas si la France, aujourd’hui, est capable d’organiser les Jeux.

Un constat lucide, bien que sévère, complété par Tony Estanguet alors fraîchement entré au CIO :

Il faut que l’on comprenne bien les enjeux, que l’on comprenne vers où va le CIO et comment la France peut participer à cette action là, parce que sinon, on restera à côté de la partie et on regardera les autres jouer sans nous.

Aujourd’hui, Paris est au cœur du jeu et se prépare activement à accueillir le monde olympique dans quatre ans. Reste à savoir de quelle manière et dans quel cadre, économique notamment.

La crise pourrait en effet avoir un impact sur les travaux à conduire, mais elle pourrait aussi avoir des répercussions sur le niveau de partenariats, sachant que Paris 2024 espère engendrer 1,2 milliard d’euros pour un Programme des Sponsors encore peu développé à quatre ans de l’échéance.

Or, en cas de manque de trésorerie dû à ce Programme, il faudra compléter, soit par une stratégie billetterie / merchandising plus incisive, soit par un apport de deniers publics, en décalage toutefois avec la promesse de sobriété budgétaire du Protocole de cofinancement des Jeux acté au début de l’été 2018.

De gauche à droite, Tony Estanguet, Président de Paris 2024 ; Anne Hidalgo, Maire de Paris ; et Guy Drut, membre français du CIO, lors de la SportAccord Convention à Aarhus, Danemark, en avril 2017 (Crédits – Kevin Bernardi / Sport & Société)

Une chose est sûre. Avec un propos dispensé sur deux pages ce dimanche, Guy Drut se pose en garant d’une histoire olympique riche mais tourmentée, aujourd’hui à la croisée des chemins.

Avec le retrait de la sphère publique de Jean-Claude Killy, le Champion Olympique de 1976 incarne en effet un certain esprit de la conception des Jeux entre passé et modernité – un trait d’union pourrait-on dire – même si Tony Estanguet et, plus récemment, Jean-Christophe Rolland, ont pris des marques au sein de l’institution de Lausanne.

Dans le clip de campagne de Paris 2024, l’image de Guy Drut déambulant à La Sorbonne, près de la plaque commémorative de la création du CIO en 1894, en est d’ailleurs une parfaite illustration :

L’esprit olympique s’est développé, de plus en plus fort, depuis les derniers Jeux de Paris. Et il sera de retour pour ce passionnant chapitre, dans le respect de l’Agenda 2020.

Plus encore, à l’heure où la gouvernance du sport dans l’Hexagone et au-delà, est en question, Guy Drut souhaite sans doute montrer qu’il faudra compter sur lui et avec lui, au regard de son expérience et de sa vision des choses. Sans doute entend-il aussi rappeler que le succès d’une entreprise comme celle des Jeux ne peut passer que par une entente optimale entre les parties engagées.

Une mention des plus utiles lorsque l’on sait que les trois principales parties au projet sont aujourd’hui dirigées par trois personnalités à l’appartenance politique distincte – Anne Hidalgo (Parti Socialiste, Gauche) pour la Ville de Paris, Valérie Pécresse (ex-Les Républicains, Droite) pour la Région Île-de-France et bien sûr Emmanuel Macron (En Marche, Centre) pour l’État – alors que les mois et années qui viennent seront à forts enjeux électoraux (Municipales reportées à fin 2020 ou début 2021, Régionales 2021, Présidentielle 2022).

En filigrane, la tribune signée ce week-end par Guy Drut est peut-être donc aussi une façon de placer les enjeux futurs de notre société dans un cadre transpartisan et ce, au moment où les tensions politiques commencent à se faire jour quant aux modalités de sortie du confinement programmé à compter du 11 mai prochain.

Homme de Droite, ancien Député de Seine-et-Marne (1986-1995), ancien Maire de Coulommiers (1992-2008) et ancien Ministre des Sports sous le premier mandat présidentiel de Jacques Chirac, Guy Drut conserve un esprit d’ouverture, capable de travailler avec des personnes d’un bord politique opposé lorsque l’enjeu principal l’exige. Dernièrement, il n’avait d’ailleurs pas manqué d’apporter un soutien sans équivoque à Anne Hidalgo, candidate à sa propre succession dans la capitale et ce, dans l’intérêt de la réalisation du projet olympique et paralympique :

Je ne souhaite pas intervenir dans le choix des Parisiens, mais Anne Hidalgo a été tellement exemplaire lors de la phase de candidature, que personnellement, je pense qu’elle mérite d’aller au bout de l’aventure olympique.